Si Freud estimait que «la vérité biographique est inaccessible» et qu' «on ne peut devenir biographe sans se compromettre avec le mensonge, la dissimulation, l'hypocrisie, la flatterie», il n'a guère été entendu. On ne compte plus les biographies qui lui sont consacrées. Les unes brossent le portrait d'un héros entièrement voué à la science et à la recherche de la vérité, imposant ses découvertes malgré l'hostilité générale. D'autres suggèrent un personnage infiniment plus complexe, prisonnier des préjugés de son temps, peu accessible à la critique et parfois même tenté de tricher avec la réalité pour la plier à la théorie.
L'hystérie soignée pour la première fois sous hypnose
Quelques années auparavant, en 1883, un de ses confrères viennois, Josef Breuer, lui a fait part du cas d'une de ses patientes, Bertha Pappenheim. Destinée à jouer un rôle décisif dans la constitution de la psychanalyse et passée à la postérité sous le nom d'Anna O., cette amie d'enfance de Martha, la fiancée de Freud, présente de graves symptômes: troubles de la vision, paralysies, hallucinations que Breuer parvient à supprimer en la faisant parler sous hypnose. Cette méthode qu'Anna O. baptise talking cure («cure par la parole») ou chimney sweeping («ramonage de cheminée») sera toujours présentée par Freud comme le véritable acte de naissance de la psychanalyse et Breuer lui-même, avec qui il publie en 1895 des Etudes sur l'hystérie, comme son inventeur: «Personne, écrira Freud, n'avait encore fait disparaître un symptôme hystérique de cette manière.» Mais si Breuer a découvert que la parole pouvait guérir, il n'accorde qu'une place secondaire au facteur sexuel dans la genèse des troubles psychiques.
Freud est convaincu, quant à lui, que la sexualité est la principale source de toutes les névroses. Il développe, dans un premier temps, une «théorie de la séduction», selon laquelle les troubles dont souffrent ses patients s'expliqueraient par les tentatives de séduction dont ils auraient été victimes de la part de leurs proches dans leur enfance. Mais il l'abandonne quelques années plus tard, lorsqu'il s'aperçoit qu'il avait pris pour le récit d'événements réels ce qui n'était que de l'ordre du fantasme: en cette fin de siècle, Freud a la première intuition de ce qu'il nommera désormais «complexe d'Œdipe». Les principaux concepts analytiques - sexualité infantile, inconscient dynamique, résistance et refoulement - ainsi que les œuvres fondatrices s'élaboreront dans les années qui suivent. Ces découvertes sont le fruit tant des observations faites sur ses patients que de l'autoanalyse à laquelle se livre quotidiennement Freud, notant systématiquement ses rêves, ses lapsus et ses actes manqués. Ceux-ci, enrichis de l'enquête menée sur ses propres enfants, lui fourniront une large part des matériaux de son Interprétation des rêves (1900) et de sa Psychopathologie de la vie quotidienne (1901).
Freud a substitué à l'hypnose la technique des libres associations. Patients et visiteurs affluent bientôt au 19 Berggasse. Un premier cercle de fidèles - Adler, Ferenczi, Rank, Jones, Abraham et Jung - se constitue autour de lui. Cette communauté psychanalytique ira vite en s'élargissant. Quelques femmes y joueront un rôle de premier plan: Lou Andreas-Salomé, l'amie de Nietzsche et la maîtresse de Rilke, Marie Bonaparte, qui contribuera, notamment par ses traductions, à introduire la psychanalyse en France, sans oublier Anna Freud, la fille et disciple préférée, qui sera le plus fidèle gardien de la mémoire de son père.